Tout commence le 7 mai 1991, on est au P’tit Jardin, la société de production de Béatrice Soulé. On, c’est Béatrice bien sûr, Martine Grenier son assistante, Frédéric Vinet dit Fredo, chargé de production qui durant des années sera un fidèle de toutes nos aventures professionnelles, et moi, en l’occurrence et à l’époque directeur de production. Quant au P’tit Jardin, Béatrice n’a pas été loin pour trouver le nom de sa société car elle bénéficie, en plein 15e arrondissement de Paris, d’une petite maison avec un petit jardin. Les bureaux… non j’exagère, LE bureau est en fait une authentique cabane, en vrai bois d’arbre, sise dans le jardin, pas très grande, où l’on se démerde pour bosser, serrés, autour d’une table centrale
Si l’on veut aller jusqu’à la photocopieuse, petite elle aussi, on risquait pas d’en mettre une grosse, on doit se glisser entre nos camarades et les étagères. Dans cette cabane, on a la chance de bien apprécier le passage des saisons vu que son isolation est papier de cigarette, qu’on y étouffe en été, qu’on se les caille en hiver. Mais on est jeune, on est fou et cette ambiance va nous faire des souvenirs pour des années, à preuve celui qui me revient maintenant.
On est le 7 mai et le téléphone sonne. Le contraire eut été étonnant puisque ça n’arrêtait pas de sonner, dans ce bureau, et qu’on s’entortillait les fils des combinés à force de se les passer d’un côté de la table à l’autre. Martine Grenier décroche, dit : « Allo… Ah, bonjour Madame… Béatrice ? Oui, elle est là, je vous l’appelle. »
Martine Grenier
Le « Je vous l’appelle », ça devait être pour entériner le fait qu’on avait des bureaux-paysage de 500 m2, alors que Martine n’avait juste qu’à tendre le bras. Coup d’œil de Béatrice à Martine qui, main obturant le combiné, lui renvoie : « Monique… ».
J’ai gardé l’image de Béatrice répondant debout à ce coup de fil mais ce n’est pas bien étonnant car Béa passait la moitié de ses coups de fils debout, avec toujours le même geste de la main lui faisant dégager ses longs cheveux derrière l’oreille avant d’y poser le téléphone.
Béatrice Soulé
« Bonjour Monique, comment allez vous ?
– Très bien ma Poule et toi ? »
Que le familier de l’interpellation ne vous fasse pas vous méprendre, il ne s’agit pas ici d’un quelconque coup de fil d’une cousine à Béatrice, familière pour autant avec la dame au bout du fil, cette Monique là s’appelle Lang et elle appelle depuis la voiture ministérielle de son mari Jack Lang.
« Tu sais, Béatrice, on arrive au 10 mai et on a décidé de fêter un bon anniversaire au Président.
– Ah, il est de mai, c’est un Taureau… sourit Béatrice, l’esprit un peu ailleurs.
– Mais pas du tout chérie, le 10 mai voyons… c’est l’anniversaire de son élection du 10 mai 81, dans trois jours, ça fera pile 10 ans.
– Ah oui pardon.
– Écoute, on va faire ça dans l’intime, le cercle très resserré. On a tout calé, lancé les invitations, bloqué le Jardin d’Hiver au Château, défini le menu, tout est en place, on a juste oublié, pour tout te dire, un truc tout bête : ça serait bien d’avoir quelqu’un, un artiste, pour chanter le bon anniversaire au moment du gâteau.
– Oui… dit Béatrice qui commence à comprendre.
– Je dis un artiste, mais ça peut être une, tu vois, une belle gonzesse, tu sais comment il est le Président…Tu peux m’arranger ça ma Poule ? J’ai toute confiance en toi, tu le sais, et en ton carnet d’adresses. Tu as tout le temps, c’est dans trois jours…
– Euh… oui, écoutez je… je vais voir, je… je vous rappelle. »
Jack et Monique Lang
Béatrice raccroche et nous regarde, nous qui avons tous le nez en l’air car on sait qui est Monique et on attend de savoir ce qui vient de se rajouter, en prime, dans nos journées, chargées, d’Écrire contre l’oubli.
« Merde, dit Béatrice, v’la autre chose… c’est l’anniversaire du 10 mai dans trois jours et il faut que je trouve d’urgence un troubadour pour aller chanter la ritournelle au Château… » et elle en tombe sur sa chaise, soupirant et inquiète car elle a juste mille autres chats à fouetter, en l’occurrence ceux d’un autre anniversaire, celui des trente ans d’Amnesty International.
Là, on rejoint une série d’articles parue il y a peu dans le Coq des bruyères et qui raconte toute cette étonnante histoire de la production Écrire contre l’oubli. Pour ceux qui ont le tort de ne pas lire lesdits articles, je résume : à la demande d’Amnesty International souhaitant marquer ses trois décennies d’existence, Béatrice Soulé avait pondu un concept, Écrire contre l’oubli, qui nécessitait trente stars devant la caméra filmées par trente grands réalisateurs derrière, autant de personnalités s’attachant à défendre trente cas de prisonniers à travers le monde, l’ensemble faisant au final un long métrage cinéma d’où seraient en même temps tirés trente courts métrages diffusés par toutes les chaînes de télévision françaises. Tout ce barnum, de la validation du concept à la diffusion, devant être réalisé en un an… Vous voyez l’idée ? En clair, le truc simple et facile.
Quand survient le coup de fil de Monique, la productrice Béatrice cavale toute la journée, cheveux au vent, pour convaincre 60 stars donc, comédiens, réalisateurs, personnalités people, de s’associer à l’opération, tout en s’évertuant à réunir le milliard de centimes (10 millions de francs en 1991 ou 1,5 million d’euros pour ceux qui ne veulent pas de fatiguer à transposer) que, budget prévisionnel en main, lui réclame un directeur de production angoissé : moi.
Tournage « Ecrire contre l’oubli », Michel Deville, Emmanuelle Béart (photo Martine Voyeux)
Angoissé car si, avec la force de conviction de Béatrice, les stars répondent bien à l’appel, côté gros sous, c’est une autre affaire : le tout premier tournage réunissant Emmanuelle Béart et Michel Deville est pour dans un mois – on a en effet été contraint, par la date butoir donnée par Amnesty, de lancer toute la prod – et on a réuni, en ce mois de mai, pas plus du quart de la somme indispensable. Donc, pour moi ministre des finances, c’est le stress et je ne me remonte le moral qu’à l’éternel optimisme de cette femme de ressources qu’est Béatrice Soulé me répétant dès que j’ai le front qui plisse : « T’inquiète Jean-Pierre, on va y arriver ! ».
Impossible d’aider Béatrice dans sa recherche du ménestrel car celle-ci repose entièrement sur ses épaules, ou plus précisément dans ses mains attirant vers elle son vanté, à juste titre, carnet d’adresses. Je ne vais avoir, pour ma part, qu’à louer un piano à queue assorti de son accordeur, mais pour des pros comme nous, n’est-ce-pas, même la veille pour le lendemain, c’est l’affaire de trois coups de fil, le plus compliqué n’étant d’ailleurs pas de dealer le piano mais plutôt de faire en sorte qu’on veuille bien le laisser entrer à l’Élysée, car je vous dis pas la taille de la bombe que les services de sécurité subodorent qu’on puisse dissimuler dans un Steinway.
En matière de piano avec bombe, les services de sécurité préfèrent Helène Grimaud.
Dans un article du Coq des Bruyères précédent (« Le Printemps, Mitterrand et moi »), j’ai démontré combien Béatrice était en cour dans ces années là avec le pouvoir socialiste, ce qui nous vaudra pas mal d’aventures de production assez singulières… Elle était notamment un des bras séculiers audiovisuels du couple, aussi ministériel que culturel, Lang. Mais un bras souvent classé Brigade d’intervention d’urgence, comme ici dans le cas qui nous préoccupe : l’anniv’ de Tonton.
Béatrice commence par appeler les stars les plus évidentes pour elle, soit les gens dont elle est proche. Malheureusement, on est maintenant en 1991, soit au bout de 10 ans de présidence mitterrandienne et, on le sait (si on ne le sait pas, on n’a qu’à se mettre quelques temps en lieu et place du chef d’État), le pouvoir, ça use. A l’heure où j’écris ses lignes, soit 25 ans plus tard, Mitterrand a retrouvé sa haute figure historique mais, lors de son second septennat, le terrain est sérieusement miné sous ses pas. Pour faire clair, Tonton est devenu bien moins fréquentable que dix ans plus tôt, les Déçus du socialisme ont fait des émules.
Un chemin un rien miné
Du coup, les artistes contactés sont soit en tournée sur Jupiter, ils ne pourront donc pas être pour le 10 mai, soit on n’a pas réussi à les joindre car ils sont en vacances sur Alpha du Centaure. Dans la soirée du 7, Béatrice est plantée avec son carnet d’adresses qui ne débouche que sur des abonnés vachement absents.
En même temps, Béa n’en veut pas plus que ça à ces fins de non-recevoir, elle les comprend même car le fait que la fréquentation mitterrandienne ne soit plus d’une extrême urgence en 91 n’explique pas tout pour autant. En effet, si nombre d’artistes avait pu faire, par leurs chants, par leurs prises de position, la courte-échelle à ce Mitterrand tentant de ravir la Présidence en 81, nombre de ces mêmes artistes s’étaient un peu retrouvés par la suite le cul par terre, la Gauche au pouvoir, oubliant un peu ces artistes gauchisants, leur avait souvent préféré les stars médiatiques, les paillettes du show-biz étant sans doute plus en phase avec les ors de la République. On comprendra donc qu’un certain nombre de manants, artistes de gauche, n’étaient plus d’humeur à jouer les pompiers quand y avait le feu au château.
La nuit portant conseil à tout le monde, et encore plus à Béatrice qui, dans ces cas-là, ne dort pas, elle met dès le lendemain en application le commentaire de Monique, « Tu le connais, le Président », car percutant au matin sur deux excellentes chanteuses, par ailleurs plus que jolies femmes : Marijosé Alie et sa grande copine Viktor Lazlo, toutes deux martiniquaises d’origine. Là, ça se passe beaucoup mieux qu’avec les astronautes précédents, Marijosé Alie étant en effet une Tonton maniaque ; cette dernière qui, coup de pot, est libre, accepte d’entrée et appelle sur le champ Viktor Lazlo, elle aussi groupie du Président.
Marijosé Alie
Mais là, merdouille ! Viktor Lazlo est sur la Croisette où le lendemain, le 9 mai donc, elle doit monter les Marches pour l’ouverture du Festival de Cannes. Peut-elle reprendre l’avion vers Paris pour le 10 ? « Pas simple, je vais voir, faut que je m’organise… » On sait que le monde est petit, encore plus au Festival de Cannes, Viktor monte les Marches du festival le lendemain et sur qui elle tombe ? Jack et Monique Lang. « Mais ma Poule, il faut absolument que tu sois là demain !
– Oui Monique, c’est pas simple, je suis en train de m’organiser… » Bref, elle attrape un avion à l’aube du 10 mai et se rend ainsi opérationnelle pour le soir même. Ouf… côté belles gonzesses pour Tonton, le contrat est rempli.
Viktor Lazlo
Le matin du 10 mai, les choses étant calées et Monique aux anges, Béatrice en est à se demander quelle robe elle va pouvoir se mettre pour la soirée à l’Élysée quand elle me dit : « Tu veux pas venir ?
– Pour quoi faire ?
– Bah, pour faire la régie.
– Quelle régie ? Y a pas de régie. Le piano est livré sur place et accordé dans la foulée, et y a deux micros à brancher dans la sonorisation qui, de toute manière, est gérée par les services techniques du Château…
– Ok, mais si tu ne veux pas être régisseur, certes pas payé puisqu’il n’y a, effectivement, rien à foutre et que tout cela est en total bénévolat pour tout le monde, peut-être peux-tu venir à titre de petite souris. On a toujours besoin d’une petite souris chez soi, même quand on habite au 55 faubourg St Honoré. »
Moi qui suis curieux de tout, vous pensez bien que je n’allais pas refuser une telle occasion de passer une soirée dans l’intimité d’un mythe sur pied comme Tonton. On pourra me dire : « Au fond, comme souvent les fiers-à-bras, tu es assez midinette… » on n’aura pas tort mais ça va plus loin que ça, l’exercice du pouvoir, ça me… fascine est peut-être excessif, ça m’interpelle. Si vous êtes comme moi, ne ratez pas une des plus grandes séries télé qui soit, la plus grande même, à mon humble avis, tant en terme de dramaturgie que de rebondissements, d’humour, de rythme, d’écriture, d’interprétation, de science politique, d’intelligence, de qualité de production – je n’ai pas assez de mots -, écrite et produite par ce génie du scénario qu’est Aaron Sorkin, j’ai nommé West Wing.
Avec West Wing qui signifie Aile Ouest, vous aviez compris, durant 7 saisons soit 155 épisodes, vous devenez petite souris dans l’aile ouest de la Maison Blanche de Washington, là où se trouve le Bureau ovale, soit l’un des lieux de pouvoir, si ce n’est LE lieu de pouvoir, le plus important de la planète. Je suis devenu complètement accroc de cette série au point de l’avoir vue deux fois ; 155 épisodes, c’est chronophage, et bien j’ai pris le temps tellement l’œuvre, c’est le juste mot, est dense et d’importance. Les experts des séries disent, avec humour j’espère mais avec une analyse qui n’est pas si bête, que West Wing a participé à l’élection d’Obama alors que House of Cards (très grande série itou) a fait la même chose mais pour Trump.
Ne me lancez pas sur West Wing car je peux jacter dessus pendant deux heures, et tout ceux qui l’ont vue partagent mon enthousiasme.
Guillaume Gallienne
Je me souviens que, commençant à travailler avec Guillaume Gallienne, comédien-auteur-réalisateur d’un fichu grand talent (cela étant dit sans complaisance aucune vu qu’on s’est tous deux régulièrement frités durant la production des Bonus de Guillaume pour Canal + dont j’étais en charge), Guillaume Gallienne donc, apprenant que je regardais West Wing, m’avait dit : « Si tu veux un conseil, prends ton temps, moi, je viens de finir la septième saison, je suis donc allé jusqu’au bout, et bien, sans mentir, j’en suis resté dépressif pendant une semaine. Finir West Wing, c’est comme si on perdait des membres de sa famille. »
Sans me lancer dans dix pages célébrant cette série, je peux toutefois dire qu’elle change ton regard sur la politique, sur la réalité de la politique. West Wing met en scène des Démocrates à la Maison Blanche, l’équivalent de notre Gauche au pouvoir, soit des braves gens au fond, intelligents, qui essayent de faire le bien mais qui, emprisonnés dans la complexité du monde, vont avoir bien du mal à le faire. Et c’est le propre de la Démocratie, tenter de concilier l’inconciliable, le vrai quotidien du pouvoir dont les mains sont emprisonnées dans les menottes de l’intrigue et des intérêts divergents. Quel métier de merde, ingrat, que le pouvoir dans nos univers démocrates, faut des nerfs en acier, et la réflexion de Viktor Petrov — le Poutine de House of Cards Saison 3 — au Président des États-Unis Franck Underwood résume tout : « Je vous plains avec votre démocratie, moi je n’ai pas vos problèmes ».
Viktor Petrov et Franck Underwood, House of Cards
Pour en revenir à nos moutons après cette digression, sortie de route dont je suis spécialiste, la proposition de Béatrice d’aller passer quelques heures au sommet de la pyramide, dans la salle à manger de Pharaon – ou plutôt du Sphinx puisqu’il s’agit de Mitterrand – ne pouvait rencontrer chez moi qu’un accord sans réserve.
Fin de l’épisode et à suivre avec Lipowski sous les ors de la République.
Ce récit est extrait du webroman «Otium», de Jean-Pierre de Lipowski, ou, selon les dires de l’auteur, il raconte «sa vie, son œuvre, ses ongles cassés», avec force photos, archives son et vidéos et, accessoirement, humour.
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