Ce Coq des Bruyères, ça se sent, a des libertaires — cette engeance bakouninienne —, en lecteurs. De là à penser qu’en des temps pas si lointains ils appréciaient Léo Ferré (pourquoi le passé ? « qu’ils apprécient ! » vu qu’avec nos magnétophones qui se souviennent de ces voix qui se sont tues, Léo est, spectralement, toujours des nôtres), donc de là à penser, disais-je, qu’ils apprécient, Léo Ferré, il n’y a qu’un pas. Que nous allons allégrement franchir pour parler de toute cette époque.
Je n’ai pas vraiment connu, au sens intime, Léo, je l’ai croisé plusieurs fois en cours de carrière, mais, en revanche, j’ai bien connu ceux qui l’ont bien connu. Aussi, dans cette série d’articles dont voici le premier (il y en aura 4), allons-nous évoquer Maurice Frot, tout en faisant un passage, obligatoire, par Paul Castanier.
Paul Castanier et Maurice Frot
Maurice Frot… J’aimais bien le personnage ; il était flamboyant, drôle, énergique, en maîtrise avec son ego, bourré de talents, au pluriel, car talents d’écriture et d’enthousiasme. Et puis, ça tombe bien pour cet article, Maurice prête à l’histoire, c’est un bon client avec son existence à rebondissements, ce qui fait qu’on ne s’emmerde jamais à l’évoquer.
Maurice est un auteur aujourd’hui un peu méconnu, mais que j’espère pas oublié. En tout cas inoubliable pour ceux qui l’ont fréquenté. Peut-être un jour redécouvrira-t-on – trop tard pour lui, il est mort en 2004 – ses bouquins. Je le souhaite.
Avant d’écrire ces lignes, je me suis un peu baladé sur le web pour voir ce que ce grand fourre-tout de la documentation moderne avait su conserver de Maurice. J’y ai trouvé pas mal de choses, très bien écrites par des copains que je ne vois plus, des Jacques Vassal, des Louis-Jean Calvet, des Alain Meilland (désormais disparu en 2018), pour ne citer qu’eux.
Louis-Jean Calvet et Léo
Je n’aurai pas le même envol littéraire, je vais m’en tenir à l’anecdote, un genre que j’affectionne et qui, pour autant, par petites touches, en tachisme pourrions-nous dire, parvient à mettre en lumière ce qu’on l’on s’applique à éclairer.
Quand je rencontre Maurice en 1975, il se tape déjà les 47 ans et est donc dans la force de l’âge, une expression qui lui va parfaitement car, pour ceux qui l’ont connu sur sa cinquantaine, il a cette force que peut donner l’âge mais qui évite la suffisance qui, là aussi, est un effet de l’âge. Il pète le feu, a une énergie farouche, un humour redoutable qui, définitivement, s’est inscrit dans la brillance de son œil, et l’authentique gentillesse qui n’accompagne pas toujours cette force à laquelle il est ici fait référence. Gentillesse au sens de gentilhomme, élégance du cœur.
Studieuse réunion de travail au Printemps de Bourges 1985, Lipowski, Maurice Frot, Gilles Raverdy, Jacques Erwan (photo JL Bouchart)
Cet Aveyronnais naît à Decazeville, un pays de mines et de labeurs populaires qui ne sait pas encore, à la date où débarque Maurice, qu’il va se prendre de plein fouet le déclin de l’industrie minière.
Enceinte, sa mère ne voulait pas de lui. Une fois l’avorton arrivé, elle aurait pu en prendre son parti et se mettre à l’aimer. Bah non, elle va lui faire bien sentir qu’il n’était pas désiré, et s’arranger pour lui rappeler souvent afin qu’il n’oublie pas. Gros conflit, perpétuel, avec cette mère qui amènera Maurice à se barrer très tôt de Decazeville. Cette enfance rejetée – heureusement adoucie par la présence de sa grand-mère chérie, La Mélie – va le poursuivre durant des années et trouver un point d’orgue en note tenue avec le suicide de sa mère, à la paysanne, par pendaison. Nous en tirerons, nous, le bénéfice littéraire de son roman Le Tombeau des jaloux (édition Fil d’Ariane), Maurice reprenant en effet la plume que la vie lui avait fait délaisser pour coucher sa mère sur la page blanche, s’exercer à l’exorcisme, et, au bout du compte, au pardon.
Que fait-on quand on est un chien sans collier de 17 ans, qu’on est en 1945, qu’on s’est échauffé à voir la guerre tout autour et que, en prime, on la rate vu qu’elle vient de se terminer ? Et bien on s’invente une autre guerre en s’engageant dans l’armée. Ça va être l’Indochine, pour Maurice. Il y verra tant de saloperies, s’y verra faire les mêmes, saloperies, que quand il en ressort, il est cassé, il la vomit et se dégueule lui-même : « Cette pute de guerre d’Indochine qui m’a écrabouillé le cœur » (Le Roi des rats, Gallimard).
Celle qui va aider à sa reconstruction, c’est Raymonde, sa femme. Ils se font deux enfants, Dominique, l’aîné, suivi de Barbara. La pitance le contraint alors à être chef des ventes dans une entreprise de contreplaqué. Le jour. La nuit, ses pulsions d’écrivain l’empêchent de dormir, le clouent à ses poèmes. Et si, un soir, la muse du poète est de sortie, s’il reste sec, qu’importe, il dessine, avec talent.
L’athée Maurice, gribouilleur nocturne, a toutefois un dieu, vivant, un des plus grands propagateurs de poésie de l’époque : Léo Ferré.
« Pourquoi ne lui envoies-tu pas ce que tu fais ? dit Raymonde.
— Tu plaisantes, comment oser ! rétorque Maurice, à Léo Ferré ! lui envoyer mes merdouilles !? »
Quand Raymonde lui dit que Léo Ferré veut le rencontrer, Maurice est d’abord consterné, puis il l’engueule : « Comment ! Tu es allée chez Ferré, avec mes poèmes !?
— Oui, boulevard Pershing, avec tes poèmes et tes dessins. Il a été charmant… D’ailleurs, maintenant, il veut te voir.
— Mais tu es folle ! J’ai épousé une folle ! »
Avec le recul, on peut se demander quand il eut le plus peur, en Indochine ou le 26 juin 1956 en sonnant au 28 du Boulevard Pershing, Paris 17e, le domicile de Léo Ferré et de sa deuxième femme, Madeleine. Évocation de cet instant par Maurice lui-même : « Olpec, le mec, costume gris très classe, cravetouse et rasé de frais s’il te plaît. Mais… miseria de Dio ! ayant sonné, il s’avise qu’il a oublié de boutonner sa braguette ! »
Ce talent d’illustrateur, surgit de nulle part avec le coup de sonnette de Raymonde Frot à sa porte, a retenu l’attention de Léo. Dans cette époque où les partitions de chansons ne se trouvaient pas comme aujourd’hui sur Internet, on avait recours aux Petits Formats, soit des recueils dont la couverture offrait la photo du chanteur. Ou un dessin. Rappelons ici que Léo Ferré a un hobby pour se vider la tronche, et se salir les mains : l’imprimerie. Il a ses propres machines et se plonge les paluches dans le cambouis pour imprimer lui-même ses petits formats. Ce soudain débarquement d’un libertaire-poète-dessinateur, celui-là même qui referme sa braguette quand on ouvre la porte, va, pour Léo, parfaitement coller avec son souci autarcique d’édition. La toute première mission de Maurice se dessine donc dès ce premier rendez-vous : l’illustration.
Le magnifique Verlaine-Rimbaud de Ferré, illustration de Maurice Frot
Côté écriture, Léo pressent une voile, mais pas tout à fait celle des Poètes de sept ans. « T’es pas Rimbaud, dit Léo à Maurice, mais tu as plein de choses à raconter, c’est évident, tu devrais écrire un roman. Je t’aiderai. »
Neuf ans plus tard, ce coaching d’un type ayant autorité aboutira à la sortie du premier roman de Frot dans l’illustre maison Gallimard, le Roi des rats précité. Il y raconte son Indochine, ses horreurs à elle et à lui, ces erreurs que l’on traîne.
En tête du Roi des rats, une préface de Léo où l’on peut lire entre autres : « Il me dit avoir écrit pour se libérer. La belle affaire ! On n’écrit jamais que pour un miroir possible, pour se regarder d’abord, et puis partir dans des yeux lecteurs dont on ignore à jamais les capacités de rapt… Frot a une poche spéciale pour ses souvenirs : il les fait remonter et les remange. C’est un ruminant. A son pis s’égoutte tout un breuvage d’inavouables ratages. Frot, le jour, vend du contreplaqué pour acheter des plumes qu’il usera, la nuit, loin de ses amis qui ne sauront le reconnaître qu’à force d’illusions dominées. »
A la sortie du roman, Maurice est invité à Lecture pour tous, le magazine littéraire de l’époque…
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Dans le roulement ferrailleux de l’imprimerie — Léo initie Maurice aux subtilités des machines offset —, une solide amitié se forge entre les deux hommes, tant et si bien que l’apprenti imprimeur monte en grade en se voyant proposer par Léo le boulot de secrétaire. Le duo entame alors une nouvelle collaboration qui va durer jusqu’en 1973. Le duo ? Non ; Jacques Vassal, dans son bouquin sur Léo (Léo Ferré, la voix sans maître, Cherche-Midi), parle à juste titre de trio. Il faut en effet compter avec Madeleine Ferré ; durant 18 ans, cette deuxième épouse de Léo sera à ses côtés pour organiser, construire, guider la carrière de celui qui va devenir une figure de la chanson française.
Fin de la première partie ; dans le second épisode, nous retrouverons les aventures de Pépée, celle qui avait des mains comme des raquettes, Paul Castanier dit Popol ou l’homme a l’oreille absolue, les coulisses de la célébrissime photo Brel-Ferré-Brassens, « Il n’y a plus rien » ou la divorce fratricide Ferré-Frot-Popol, les retrouvailles au Printemps de Bourges 1982 et l’hommage à Paul Castanier à l’Olympia en 1992.
A retrouver le webroman «Otium», de Jean-Pierre de Lipowski, ou, selon les dires de l’auteur, il raconte «sa vie, son œuvre, ses ongles cassés», avec force photos, archives son et vidéos et, accessoirement, humour.
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