Les lauriers de Brassens

par | 30 Mar 2021

Au temps de la «cancel culture» et des joies anachroniques qui embarrassent le monde politique et culturel, c’est avec le sourire narquois de celui qui ne s’en soucie guère que j’écoutais ou lisais les détracteurs et laudateurs de Napoléon: à coup de code civile et du rétablissement de l’esclavage, des conquêtes et des massacres, on allait soit à Austerlitz soit à Waterloo. Me sentant étranger au sort des «grands disparus gisant au Panthéon», j’abordais sereinement le bicentenaire de la mort de la naissance du petit Corse qui se prenait pour Jules César. Chacun ses névroses, les siennes ne m’intéressent pas. Je me pensais trop jeune ou trop dilettante pour me sentir concerné par les commémorations… et voilà qu’un article dans le Figaro du 26 mars m’a fichu le bourdon: le 22 octobre prochain, Brassens aurait eu 100 ans.

L’article intitulé : «Pour le centenaire du chanteur, BRASSENSMANIA à Sète». Sète étant pour Brassens l’équivalent d’Ajaccio pour Napoléon: un simple fruit du hasard qui ne flatte que les imbéciles heureux qui sont nés quelque part.
Ainsi, on y apprend que le décorateur, Christian Marti, souhaite «recréer l’univers de Brassens» sur le «bateau-phare amarré près du quai d’Alger à Sète». Que la mairie espère 150 000 entrées payantes. Que l’ayant droit est content (c’est le fils du cousin de la sœur de la tante qui avait épousée en seconde noce le mari de la nièce de Brassens, j’exagère à peine); que les gens à Sète à qui, par un petit matin frisquet, Brassens à dit: «bonjour» sont émus en pensant aux futures festivités; que, parmi la centaine d’artistes sur place, on a filmé Benjamin Bioley en train de chanter la Supplique pour être enterré sur la plage de Sète sur un bateau; que le baryton Jean-Michel Balester chantera un poème de Francis Jammes mis en musique par Brassens et que «on trinquera à la santé de Georges»… Ah les salauds! 

Hé! les followers de la cancel culture, sortez-vous les doigts du twitte, et foncez polémiquer sur l’indécence de célébrer Brassens parce qu’il a dit: «Si, comme tout un chacun, j’étais un peu tapette Si je me déhanchais comme une demoiselle…». Agissez, merde, il n’y a pas que Monsieur Patate et Pépé le putois dans la vie!

«Brassensmania», existe-t-il un mot plus laid que celui-ci? Ah je les imagine tous les cons de la «chanson à texte» s’en allant pèleriner en prenant soin d’acheter une pipe à l’office du tourisme de Sète.
Merde, les anarchistes, il n’y aurait pas, au même moment, l’anniversaire d’une larmichette de Léo Ferré devant laquelle vous pourriez plutôt faire une génuflexion?
En 2021, les enfants de la pub n’ont pas un rot de Gainsbourg à célébrer?
Les communistes ne feraient-ils pas mieux de commémorer le dernier lange rouge de Jean Ferrat?
Et Brel, Renaud, Souchon etc. ils n’ont rien fait qui mériterait de souffler des bougies au lieu de causer de Brassens?
Ah je les vois déjà la «centaine d’artistes» beugler en chœur «à plus de quatre on est une bande de cons», puis deviser sur «tonton Georges». Car oui, c’est ainsi qu’ils nomment Brassens: «tonton Georges». Et pourquoi pas «cousin Paulo» pour Verlaine?

Attention ce n’est pas à Brassens ou à sa mémoire que tout ce beau monde fait défaut. Non, Brassens est mort, et toute sacralisation est absurde. D’ailleurs, seule l’idée d’imaginer ces connards trinquer sérieusement «à la santé» d’un mec mort, il y a 40 ans, m’amuse.
En revanche, les participants (artistes, décorateurs, la mairie et le public…) sont la triste preuve de la futilité de tout ce qui nous entoure. L’art, l’intelligence, la littérature, tout est vain, rien ne sert à rien. On lit, on écoute, on chante mais, au final, on n’y comprend que dalle. Brassens a écrit des fables surréalistes libertaires vantant l’indépendance et l’émancipation, et ils en font un carnaval sans joie pour groupies de circonstance. Il ne manquera -mais sait-on jamais- que l’équivalent des babioles vendues à Lourdes avec un petit Brassens en guise de Vierge Marie pour que le tableau soit complet.

Espérons que le coronavirus s’en mêle pour que toute cette bouffonnerie soit reportée jusqu’au bicentenaire; là, au moins, je suis sûr de ne plus rien en avoir à foutre.

Par Anthony Casanova

Par Anthony Casanova

Anthony Casanova est le directeur de publication et le rédacteur en chef du journal satirique Le Coq des Bruyères.
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