La vie est un roman (3/4)

par | 5 Juin 2018

Dans la mémoire de Lipowski

« La vie, la mort, la coiffure ET l’écriture » ou Jean-Pierre de Lipowski surpris en pleine réflexion sur différence entre fiction et réel, et ce en marge de son webroman « Otium » que cet article, au passage, vient éclairer d’un jour particulier.

Quel est le pourcentage de réel ou de fiction dans Otium ? Pour ceux que ça intéresse, je dirais 90 % de réalité, la fiction n’intervenant que dans la dramaturgie déployée pour certains épisodes, vu que la mémoire précise du moment peut me faire défaut et qu’il faut bien alors que je réinvente, qui une situation, qui un dialogue, que j’ai avec le temps complètement oubliés. Malgré la coquetterie de ma Préface qui me fait dire Je me tamponne du lecteur, on est ici dans un récit s’adressant quand même aux autres et il convient que tout cela reste vivant et donc pas chiant à lire.

Parlons une seconde argent puisqu’on aura remarqué que cet instrument est assez présent dans notre quotidien. Mon webroman Otium est ouvert à tous, en clair il est gratuit. Tu te connectes, tu lis, au-revoir. Comme je ne suis pas une star littéraire – j’en serais le premier informé, tant en droits d’auteur qu’en estimation propre de mon talent -, je ne peux aucunement ambitionner de vendre des centaines de milliers d’ouvrage si Otium était édité. Avec mon premier roman La Grande Boulange, j’ai bien dû atteindre la mirifique vente de 2 000 bouquins, les droits en retour ayant payé le papier nécessaire à l’écrire, pour partie les cinq mille photocopies pour envoyer le manuscrit à la recherche d’un éditeur et les frais de timbres pour le transit, mais pas du tout l’ordinateur que j’avais dû acheter pour le taper.

Comme j’ai la chance de résider désormais en province où la vie est moins chère que dans ma précédente position parisienne et qu’ainsi elle se contente de la rente que me valent quarante ans de carrière en cavalcades, je n’ai pas saisi l’intérêt de courir après un éditeur pour récupérer trois balles de droits d’auteur alors que, passé l’investissement dans un site pour éditer moi-même Otium sur la toile, je pouvais trouver un lectorat tout simplement sur Internet (bien plus important que les 2 000 lecteurs de mon premier roman). D’autant qu’une édition classique, papier, soustrairait de fait toute la partie audiovisuelle de l’entreprise. Par ailleurs, et pour en finir avec l’aspect édition, cet Otium est en constante évolution, une progression temps réel, les chapitres s’empilant au gré de mon inspiration. Si je devais éditer, Tome 1, Tome 2, etc. je serais emprisonné dans une nécessaire chronologie, d’abord l’enfance, puis l’adolescence, and so on, et cette contrainte, pour moi qui suis désormais libre comme l’air d’écrire ce que je veux, quand je veux, me serait asphyxiante. C’est gratuit, certes, mais on prend ce qu’il y a à prendre, quand je peux, ou veux bien, le mettre.ombs

Le roman autobiographique peut donc être un piège qui nécessite que l’on repère au fur et à mesure les issues de secours pour en sortir. Raconter le réel, même passé, se tape dans le respect de la vie des gens, affronte les conventions, peut avoir des conséquences sur tes relations d’aujourd’hui en relatant les grandeurs et faiblesses de tes relations d’hier. Quand tu racontes les tiennes, de grandeurs et servitudes, tu n’exposes que toi même, tu n’engages que toi, tu caricatures ta propre personne, et tu en ris. J’avoue que me moquer de moi-même, j’aime bien.

Un grand réalisateur du cinéma français, dont je tairais le nom pour ne pas faire du names-dropping (soit le J’ai bien connu machin, je lui ai serré la main, mot, encore une fois, de Pierre Desproges), m’a dit récemment : « J’ai été touché par ce que vous racontez, entre pudeur et impudeur, et surtout la manière dont vous l’écrivez. »

ersonnage-inconnu
Le réalisateur mystère

Passé le gonflement de mon égo pour son « par la manière dont vous l’écrivez », vu que le réal en question a une putain de carrière, qu’il compte un paquet de grands films et est donc un rien légitime pour apprécier l’écrit, j’ai trouvé qu’il touchait juste en pointant la pudeur et l’impudeur. Oui car l’autobiographie te fait marcher sur une corde raide, te fait faire le clown exhibitionniste tout en tentant de traduire combien cet exercice de corde raide contraint à maîtriser cet équilibre entre pudeur, on ne dira pas tout, et impudeur pour flinguer les conventions, donner du relief au récit et donc amuser les foules. Et accessoirement soi-même.

 a prisonniereJe n’ai pas une culture littéraire gigantesque, je le regrette tous les jours, mais le seul que j’identifie avoir une réussite, incroyable, en la matière, c’est Proust. Avec sa Recherche, il parvient en effet à réconcilier fiction et autobiographie. Qui raconte l’histoire, son fameux narrateur ou Proust lui-même ? Il se démerde en effet pour ne jamais se nommer, utilisant des périphrases comme « Elle m’appelait par mon petit nom ». Et c’est tout ce qu’on saura. Fort, très fort, surtout de tenir l’affaire sur des milliers de pages. Jamais Marcel n’est cité sauf une seule et unique fois dans l’ensemble de la Recherche : dans La Prisonnière, son personnage Albertine écrit au narrateur et lui dit « Mon chéri et cher Marcel », puis signe un peu plus loin « Quel Marcel ! Quel Marcel ! Toute à vous, ton Albertine. ».

Pan, pris en flag’, le Marcel ! L’exception qui confirme la règle. La vérité, c’est que Marcel Proust n’a jamais relu les épreuves de La Prisonnière, sinon il aurait corrigé cette erreur échappant à son principe. Il avait une bonne raison à cette distraction, il était juste un peu mort quand le bouquin a été publié. Il a dû s’en faire une crise d’asthme dans la tombe, maudissant l’éditeur qui ainsi trahissait l’effort de toute une œuvre pour noyer biographie dans fiction.

Lipo, on te voit soudain enfiler ton paletot et mettre ton chapeau… Ne t’esquive pas, veux-tu, avant de répondre à la question : Pourquoi tu écris ? C’est pas pour l’argent, on l’a vu plus haut, alors c’est pour la gloire ?

Ok, mais c’est vraiment pour vous faire plaisir car cela va m’amener à creuser dans mes retranchements, sans pelle, avec les ongles, quitte à m’en casser un. Dans la Préface d’Otium, je dis que j’écris en premier lieu pour mes enfants, pour leur laisser un témoignage, plus que pour vanter mon parcours qui pour parfois être surprenant n’en est pas pour autant exceptionnel. Je ne suis pas sûr que ce soit un succès, d’écrire pour mes deux garçons, car compte tenu de ce que j’en sais, de ce que je mesure à leurs retours, ils n’ont pas encore tout lu. Ils picorent, semble-t-il, dans ce qui les branche. Mais c’est normal, ils ont leur propre vie, leurs propres aventures et surtout leur jeunesse, ils n’en sont pas encore à regarder au-delà d’eux mêmes, soit jusqu’à moi. Ils ont le temps, feront ça plus tard, comme moi qui, en rangeant les affaires de mes parents après leur décès, ai retrouvé avec curiosité et émotion les similis journaux où ils avaient consigné des épisodes vécus.

ugo et Arthur de Lipowski, peinture de Carotline (voir le chapitre "ExpoCaro")
Hugo et Arthur de Lipowski, peinture de leur maman, Caroline

Suite au peu que j’ai retrouvé en vidant l’appart de mes parents, je vais me faire dictateur. Je pense que l’on devrait passer un deal, dès la naissance, avec les gens : les contraindre à laisser, avant leur disparition, car après tu n’as plus guère de prise sur eux, un récit de leur vie. A minima 50 pages. On peut amender la loi pour ceux qui déclarent, et le prouvent, qu’ils n’ont pas le talent d’écrire. Ceux là devront au moins laisser un récap’, une note synoptique et chronologique, où ils rappellent les grands moments de leur existence.ostra-rivoluzione-fascista

 Passée cette première loi, et après avoir laissé retomber la poussière que cette ordonnance, scélérate et fasciste, n’aura pas manqué de soulever, arriverait un nouveau décret stipulant que tout humain – mon Empire ne se limitant pas à la France – est désormais en charge de rédiger sa propre nécrologie. Car quoi, alors que, a priori, on est bouffi de chagrin par la perte d’un être cher, voilà t’y pas qu’on va devoir plonger à son curriculum vitae pour en faire jaillir toutes les grandeurs (dans une nécro, il est bon de se limiter à ça) !? Là, forts de ma première loi, les gens ayant désormais leur roman ou récap’ sous la main pour se rappeler combien ils sont extraordinaires, ils vont pouvoir préétablir ce qui se dira sur leur tombe. Maximum 7 500 signes soit l’équivalent de 5 pages dactylographiées car, pour peu qu’il pleuve au cimetière, on ne va pas tremper tout le monde sous prétexte que le mort a été pris de logorrhée littéraire. Attention, il y aurait un contrôle, on ne va pas laisser un chèque en blanc aux gens, ils devraient régulièrement, dès l’âge de la retraite par exemple, venir présenter leur projet de nécro au commissariat, projet précédemment validée par au moins deux membres de la famille, car il n’est pas question de laisser écrire n’importe quoi non plus. Moyennant quoi, aux obsèques, on n’a plus qu’à lire la nécro, officielle, validée, échappant ainsi à ces sourires dubitatifs qui naissent parfois entre deux chrysanthèmes pour des hommages post-mortem par trop hagiographiques ; en effet, la nécro devient indiscutable puisque c’est le mort lui-même qui la signe.

Attendez que j’arrive aux fonctions suprêmes, vous allez voir.

Écrire pour la gloire ? Grande question. Je m’entraîne depuis un certain temps à maîtriser… non, j’exagère, à surveiller la peur et l’ego. Mais on a beau s’appliquer à mettre ça under control, il en reste toujours des bouts qui t’échappent. Je suis, par exemple, flatté que ce réalisateur connu apprécie mon style d’écriture, l’ego s’en boursoufle un instant et c’est toujours mieux ça que le contraire. Au registre de cet ego se gonflant sous la caresse, je peux bien vous faire une confidence, où là je vais faire du names-dropping vantard. Quand je bossais dans l’équipe de Charlie Hebdo, j’avais une copine qui était très proche d’une star de la littérature. Cette copine lit mon roman la Grande Boulange, trouve ça très bien et me dit : « Je viens de filer ton bouquin à Cavanna, il est en train de le lire.avanna

– Quoi !? dis-je complètement paniqué, mais ça va pas, t’imagines, Cavanna !

– Mais le prend pas comme ça, Lipo, il trouve cela vachement bien écrit.

– Aaah… » émets-je dans un rictus inquiet.

Quelques jours plus tard, je croise Cavanna à la rédaction de Charlie et il me dit : « Mais dis donc, Lipo, tu es un putain d’écrivain ! Je savais pas. Continue, ne lâche pas ! »

J’aime autant vous dire que tu as beau exercer sur l’instant tous les contrôles que tu veux, cette reconnaissance d’un auteur patenté te fait hérisser l’ego aussi promptement que se gonfle un poisson-lune. Bon, quelques heures après tu dégonfles, tu te calmes et tu relativises en te disant que l’homme a voulu être sympa avec un collègue de bureau et qu’au fond il encourage juste un écrivain débutant.

Mais, au-delà de cet ego qui ronronne comme un chat dès qu’on le gratouille, il y a aussi le fait que ce type de caution balaie le doute. Le tien. Juste pour un temps, ça ne dure pas. Comme tu es le plus mauvais arbitre de tes écrits, un jour « C’est bon », le lendemain « C’est de la merde ! », d’autant qu’entre temps ce sadique de Descartes t’a enfoncé la tête sous l’eau en soulignant combien ton jugement se voyait limité par lui-même, tu restes toujours attentif aux avis de tiers, ceux que tu juges légitimes, pour qu’ils t’aident à repousser la suspicion sur ton talent. Je croyais, avec les années, avoir maîtrisé cette peur, d’où ce que je vante un peu plus haut sur mon travail pour contrôler peur et ego, mais ça reste un eczéma récurrent de l’auteur pour lequel la cortisone d’un compliment n’a qu’en effet provisoire.

Donc la gloire, oui, mais en mariant les contraires, c’est à dire utilisant le doute pour calmer les flambées d’ego, et réciproquement. Au bout du compte, pour ne pas sortir en vrac de tout ça, tu finis par t’abriter derrière les statistiques en te disant que tu trouveras toujours, sur la masse, des gens pour t’encenser, d’autres pour trouver que ce que tu racontes est sans intérêts notoires, ni de fond ni de forme.

J’ai découvert mon appétit pour l’écriture quand j’avais 13 ans. On était en classe de sixième avec Philippe Val et, lors de rédactions, on se retrouvait toujours en compétition, au coude-à-coude, pour piquer les meilleures notes aux résultats. J’ai le regret de me rappeler qu’il ramassait souvent la plus haute marche du podium, cet enfoiré, vu qu’il avait déjà lu beaucoup plus que moi, qu’il avait une putain de mémoire et, en prime, ça aide, un sacré talent. Il l’a confirmé par la suite. Moi, j’avais tendance à m’échapper du thème, en digression, me barrant dans des trucs qui me valaient un hors sujet rouge sur ma copie ; lui parvenait à mieux structurer les choses, sans pour autant perdre en humour ou en lyrisme. Par la suite, c’est le même Philippe qui m’a encouragé à ne pas lâcher l’écriture, arguant de mon talent. Mais c’est mon ami donc t’as toujours le doute que, par amitié, il en rajoute un chouïa.

hilippe Val en 1981
Philippe Val en 1981

C’est donc assez jeune que j’ai rencontré le vrai plaisir de n’avoir plus la page blanche devant moi, car la page vide est un abîme où tu évites de regarder par peur du vertige. Les premières lignes, pour défigurer cette page blanche, sont salvatrices. Mais il faut mettre la machine en marche. Je compare ça au fait de devoir pousser à main nue une locomotive de trente tonnes. Les premiers mètres sont épouvantables, pas mètres d’ailleurs, millimètres vu que, malgré tes efforts, tu as l’impression que la loco ne bouge pas. Quand tu parviens ensuite à l’ébranler, la force cinétique s’accumule et les mètres suivant sont plus faciles, à tel point qu’au bout d’un certain temps, quand la première page est passée en noir et blanc et que les autres suivent, que la locomotive commence à filer bon train, c’est d’un seul coup le contraire, l’enthousiasme te fait oublier la mesure, tu as autant de mal à freiner la loco que tu as eu du mal à la mettre en branle. D’où ces textes trop longs, comme ici.


L’angoisse de la page blanche illustrée par l’étonnant dessinateur danois HuskMitNavn


A suivre…

par Jean-Pierre de Lipowski

A retrouver le webroman «Otium», de Jean-Pierre de Lipowski, ou, selon les dires de l’auteur, il raconte «sa vie, son œuvre, ses ongles cassés», avec force photos, archives son et vidéos et, accessoirement, humour.

Liens: webroman de J-P Lipowski

Par Jean-Pierre de Lipowski

Par Jean-Pierre de Lipowski

Après des débuts fort peu prometteurs en tant que comédien au café-théâtre dans la troupe du « Vrai Chic Parisien » de Patrick Font et Philippe Val, Jean-Pierre de Lipowski (également identifié par la D.G.S.I. sous le nom de Jean-Pierre Moreau), va sagement orienter son parcours vers la production. Aux côtés de Daniel Colling, il fera partie de l’agence artistique « Ecoute S’il Pleut », sera membre fondateur du festival « Le Printemps de Bourges », attaché de presse et programmateur du « Théâtre de la Gaîté Montparnasse ». Après une année à « Europe 1 » dans l’émission de Michel Lagueyrie « Le Syndrome de ma sœur dans la caravane passe », il s’oriente – par pure vénalité – vers la production télévision. Directeur des productions puis producteur pour une société qui souhaite ici rester anonyme (KM Productions), on le retrouve aux génériques d’une tripotée de productions, tels « L’ouverture de la Coupe du Monde de Football 1998 », « Le Passage à l’An 2000 » en mondovision, « La Nuit des César », « TV Festival de Cannes », chaîne officielle du festival, « La Folle Journée de Nantes » ou encore « One Shot Not », la série musicale de Manu Katché pour Arte. Auteur en parallèle, il signe le roman « La Grande Boulange » (Éditions Presse de la Renaissance) et la rubrique média du Charlie-Hebdo 2.0 (1992), tout en étant dir’com de cette équipe peu recommandable. Désormais replié dans le sud pour une retraite, studieuse mais méritée, il travaille à l’élaboration du long métrage « Pure et simple » dont il est scénariste signe les romans Louvre Story et Histoire à vous couper l'envie d'être pauvre et poursuit au quotidien l’écriture d’un webroman baroque, « Otium », où il offre à l’admiration des foules moult récits sur le thème « Ma vie, mon œuvre, mes ongles cassés »
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